Réflexion sur mon travail

Traverser le passé.

            Ma difficulté certaine à définir ce qu’est la peinture, alors que j’ai conscience de lui avoir donné l’essentiel de ma vie, n’est pas sans m’interroger.

            Ce que je cherche aujourd’hui dans mon travail n’a pas seulement pour objectif de témoigner. La peinture a trop longtemps rempli cette mission incomplète de rendre les instants, les émotions saisies. Il lui faut mettre en effervescence  les sentiments. Je la voudrais créatrice de sens, interrogeante et complexe. Je l’espère bâtisseuse d’incertitudes. Je la rêve ébranlante, bouillonnante, saisissante et même traumatisante si nécessaire. Car la peinture doit nous amener à considérer l’absolue totalité de ce que nous sommes. Rien de moins. Peindre avec la complaisance de soi, en veillant à s’épargner n’apporte rien de bon. La mise en danger est la seule attitude qui vaille pour le peintre comme pour le regardeur. La peinture ne doit pas seulement témoigner mais déceler, révéler, notifier, dénoncer, proclamer.

            Mon travail, pourtant, s’appuie sur des œuvres du passé. Comment alors révéler l’intelligence et l’intemporalité du propos de ce qui a eu une pertinence en une époque et un climat donnés ? Comment, sans trahir le modèle à partir duquel je bâtis ma peinture, lui conserver son authenticité tout en rendant actuel son discours ? Comment tout en restant fidèle à l’esprit de son créateur le dire avec les mots, les codes, les enjeux et le jargon de notre époque ? Comment parler de la peinture et de la gravure d’hier avec les outils, les médiums et supports d’aujourd’hui ?

            J’ai la grande chance d’appartenir à une génération de peintres qui a vite appris qu’il n’y aurait plus jamais qu’une unique manière de travailler et que chacun devrait donc s’inventer ses propres codes, ses méthodes et ses préceptes. Qu’il devrait pour lui seul régir des modes et des conditions rigoureuses qu’il aurait ensuite à appliquer et respecter scrupuleusement. Si l’on ne peut peindre sans règles, la liberté inégalable de pouvoir se les choisir rend incontestablement la tâche plus confortable. J’ai donc défini pour mes journées de travail des conditions irrécusables.

            Ainsi,  lorsque je travaille -à partir d’une gravure de Dürer par exemple- le premier des principes que je m’impose consiste en l’obligation de ne rien omettre du modèle. Je me donne le droit de déplacer, de souligner, quelquefois même de déformer légèrement, mais rien ne doit être oublié, rien ne doit être inventé. C’est une consigne et je m’y plie.

            Je m’impose une autre règle de comportement que je trouve encore plus contraignante : celle de m’astreindre,  lorsque je revisite  l’œuvre d’un maître ancien, à me projeter dans son regard. J’ai toute conscience que l’on ne peut aujourd’hui voir avec les yeux de l’époque, mais épouser la manière d’être et de penser de l’artiste interrogé, m’évite, j’aime à le croire, des contre-sens d’interprétation qui seraient vraiment regrettables. Or, se mettre dans la peau de l’autre implique un oubli de sa propre conscience et de ses convictions difficile à atteindre. Je voudrais traverser le passé et en montrer la contemporanéité. Je voudrais non seulement regarder et garder, parcourir et connaître, remonter et démonter, découvrir et comprendre les œuvres choisies, mais aussi trouver et retenir ce qui, en elles, reste à tout jamais limpide. Lorsque cela arrive, et que je m’approche soudain du miracle du modèle, j’aimerais avec le soin du démineur dont le moindre écart est fatidique, préserver la découverte et la transmettre intacte. La rendre audible. La rendre perceptible. La rendre accessible. Savoir la léguer.

            La relecture n’est jamais la copie. Elle est l’effeuillage de la chose qui, lorsqu’elle est entièrement dénudée, apparaît enfin sous son aspect décomplexé, démystifié, désacralisé mais, si le travail est exécuté avec soin, reste essentielle, précieuse et, même si cela paraît contradictoire, inimitable.  J’ai le droit de citer, de nommer, de me référer. J’ai le droit d’emprunter, d’imiter, d’hériter, de revêtir. J’ai le droit de revisiter, repenser, ressasser, réviser même… Mais j’ai le devoir de rendre l’emprunt tout à la fois identifiable, intelligible et toujours respectueux de ses prodromes les plus signifiants.

Philippe Guesdon