Quelques bulles pour Tiepolo, 2025

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Quelques bulles pour Tiepolo

C’est au moment où les jeux de regards occupaient l’essentiel de mes sujets en peinture -je terminais la suite, Regards, mains, livres, pour le musée de Louviers- que « regarder pour la comprendre » la peinture de Giambattista Tiepolo s’est imposée comme une nécessité.

Ce que je connaissais de l’artiste m’avait déjà enseigné qu’une fresque de Tiepolo ne se contemple pas figé mais qu’il faut se déplacer devant l’oeuvre, balayer du regard l’espace entier de sa surface, tourner la tête de la gauche vers la droite assez doucement pour que toutes les choses représentées soient lues chacune après l’autre sans s’arrêter pour en comprendre la construction logique, l’organisation, l’emboitement des éléments entre eux. La peinture de Tiepolo est une histoire qui se déroule, qui se raconte, qui vit, qui croit, qui se mue et qu’il faut entendre dans le bon ordre du récit sous peine de n’y rien comprendre.

Ainsi, considérons Le Fléau des Serpents, peinture réalisée entre 1732 et 1735 et qui raconte l’épisode biblique de la morsure de serpent infligée par Dieu au peuple d’Israël coupable d’avoir remis en cause sa foi. Cette peinture doit être appréhendée comme une complainte, une quête vers la lumière. Pour cela couleurs rythmes et espaces alternent des tonalités sombres et graves aux teintes stridentes puissantes et lumineuses, des cadences brèves aux tempos les plus vivaces, des surfaces closes inviolables à celles délicatement entrouvertes…

Ou bien encore, Le Banquet de Cléopâtre, tableau réalisé par le peintre italien en 1743-1744 et qui représente un banquet donné par Cléopâtre pour Marc-Antoine. La composition forte et puissante de l’oeuvre semble renforcée encore par le motif géométrique aux lignes de fuite sombres et contrastées, par les colonnes doubles qui cadrent la scène centrale de la peinture et qui sont accentuées elles-mêmes par des personnages debout figés, rigides dont la verticalité propulse encore l’élégante puissance de leurs lignes levées. Mais Cléopâtre et Marc-Antoine sont assis, stables et posés, leur regard à la hauteur des yeux du regardeur séparés seulement par la blancheur infiniment profonde de la nappe qui recouvre comme un nuage transparent la table.

Enfin Le Monde nouveau, fresque peinte en 1791 par son fils et élève Giandomenico dont Philippe Delerm devait faire le sujet de son livre la bulle de Tiepolo. Cette merveilleuse peinture a cette matière magistrale et vibrante qui compose vibrations, frémissements et palpitations hérités du maître. Une matière impalpable intangible insaisissable… La fresque représente des passants s’accumulant devant une attraction qui ne nous est pas révélée. Nous faisons ainsi, malgré nous, partie des acteurs de la scène et cherchons vainement à voir le spectacle. Chacun des participants a ainsi son juste rôle à tenir. On dit même que le père du peintre et le peintre lui-même sont figurés dans l’oeuvre… Alors, quel rôle essentiel peut bien occuper cet enfant au centre, seul personnage de l’oeuvre a nous faire face ? Il faut des règles de savoir-faire et de savoir-être pour pénétrer cette peinture !

Il s’agit bien à travers ces trois exemples de se poser la question de ce qu’il convient de considérer dans une peinture comme nécessaire à énoncer mais aussi, et peut-être surtout, ce qu’il faut savoir taire.

La peinture est une combinaison complexe, savante et puissante, réjouissante et inquiétante aussi lorsqu’elle nous plonge au cœur de son magma vivant. Celle des Tiepolo est riche, nourrissante, nutritive et roborative pourvu cependant de prendre le temps nécessaire pour la savourer bien.

Cette suite de petites bulles peintes inspirées des œuvres de Giambattista Tiepolo respecte donc cette retenue qui impose d’office de ne pas trop glorifier l’exubérance et l’enthousiasme du style rococo et tout au contraire d’y cueillir cachés bien discrètement ses petits airs à contre-chant qui murmurent si distinctement ce que de puissants éclats de voix ne peuvent dire.

Philippe Guesdon 2025